Dans le cadre des audiences sur le renouvellement de la politique culturelle, Le Devoir a revendiqué un soutien ciblé de l’État, n’excédant pas cinq ans, pour aider les médias imprimés à développer de nouvelles stratégies d’affaires et de nouvelles plateformes numériques. Il y a urgence d’agir pour soutenir ces médias, dont la contribution au rayonnement de la culture québécoise est indéniable. Extraits.
Dans la chaîne de diffusion des contenus culturels, Le Devoir est un maillon important qui permet la rencontre d’un créateur avec son public. Combien de médias au Québec peuvent se targuer de couvrir les arts visuels, la musique classique, le rock, la musique émergente francophone, le théâtre, le théâtre jeunesse, les arts contemporains, le cinéma, la littérature sous toutes ses formes? Les contenus informatifs et critiques du Devoir permettent à la fois aux artistes de se faire connaître et au public de poser un jugement éclairé sur la diversité et la qualité de l’offre culturelle au Québec. Il nous apparaît important que la prochaine politique culturelle du Québec tienne compte de ce rôle essentiel.
Le Devoir fait sienne l’idée selon laquelle la culture est « le miroir de ce que nous sommes ». Ce miroir perdra de son lustre si les médias québécois, à court de ressources, ne parviennent plus à jouer leur rôle dans la transmission et le partage des contenus culturels québécois. […] Si l’État est sérieux dans son intention de renouveler son engagement pour soutenir la culture, il doit porter une attention particulière aux médias. La visibilité et la « découvrabilité » des artistes et des entreprises culturelles dans l’espace numérique, particulièrement celles francophones, nécessitent la présence de médias nationaux en bonne santé.
Un contexte difficile
Comme tous les médias traditionnels, Le Devoir subit la concurrence des conglomérats transfrontaliers tels que Google, Apple, Facebook et Amazon sur les marchés publicitaires numériques. Au Canada, les revenus publicitaires des quotidiens imprimés ont diminué de 30 % en dix ans, selon Journaux Canada. La situation est semblable au Québec.
Il ne s’agit pas d’un problème relatif à la qualité de l’information, ni à la gestion financière des quotidiens. Leur modèle d’affaires est sérieusement ébranlé par la révolution numérique.
Même s’ils ont accru leur présence dans l’univers numérique par le développement de sites Internet, d’applications pour la tablette ou le téléphone intelligent, les médias ne récoltent que des miettes en publicité numérique.Le Devoir n’est pas la seule organisation à formuler ce constat et à en arriver à demander une aide transitoire de l’État pour affronter les défis des cinq prochaines années. La Fédération nationale des communications (FNC-CSN) et les représentants patronaux du Groupe Capitales Médias, TC Média, Hebdo Québec sont aussi d’accord avec le principe d’une aide de l’État pour aider la presse.
Le mémoire produit pour le compte de la FNC par la firme MCE Conseils donne un aperçu rigoureux des mesures potentielles d’aide à la presse. Ce rapport est instructif à plus d’un égard. Ainsi, MCE Conseils relève que le Québec et le Canada sont les nations qui aident le moins la presse écrite dans le monde occidental. La presse écrite québécoise reçoit en moyenne 3 $ par habitant, soit la moitié moins qu’aux États-Unis (5,83 $ par habitant), pays de la non-intervention étatique par excellence. À titre indicatif, le palmarès des pays qui soutiennent le mieux la presse écrite comprend la Finlande (92,23 $ par habitant), la Norvège (57,65 $ par habitant) et la Suède (35,67 $ par habitant).
Une taxe injuste
À défaut d’aider la presse écrite, directement ou indirectement, l’État pourrait au moins éviter de lui nuire, notamment avec une taxe régressive comme celle sur le recyclage. Au fur et à mesure que les journaux imprimés disparaissent ou se convertissent au numérique, les joueurs restants sont contraints d’assumer une facture plus élevée pour le recyclage. […]
Par ailleurs, Le Devoir ne peut concevoir la nouvelle tendance en matière de placement publicitaire du gouvernement du Québec. En investissant davantage en programmatique, l’État rejoint des masses d’utilisateurs des médias sociaux, à faible coût, mais il contribue de ce fait à enrichir les conglomérats transfrontaliers qui ne créent pas de richesse ni d’emploi au Québec.
Il est plutôt inquiétant de constater que les budgets publicitaires de l’État, constitués à même les taxes et les impôts des Québécois, bénéficient de plus en plus à des entreprises étrangères. Ces pratiques ont un effet déstructurant sur l’industrie des médias, et elles contribuent à fragiliser davantage des entreprises qui peinent à effectuer un virage numérique.
L’État devrait adopter une politique de placement publicitaire éthique afin de privilégier les médias qui possèdent un siège social au Québec et qui contribuent à la création d’emplois chez nous. Ces médias ont tous entrepris leur virage numérique, et ils possèdent des plateformes sur le Web, le mobile et la tablette qui conviendraient aux besoins de placement et de visibilité des ministères et agences gouvernementales.
Une aide possible
Le monde des médias est en mutation, et il ne viendrait à l’esprit d’aucun patron de presse de demander une aide permanente de l’État. Dans le contexte actuel, l’État doit comprendre que le statu quo n’est pas une option. À ce jour, plus de 30 journaux imprimés ont disparu au Québec, principalement en région.
Selon les données colligées par MCE Conseils, le secteur de la presse écrite a perdu 10,9 % de sa main-d’œuvre dans les trois dernières années. Ces pertes d’emploi ont entraîné des pertes de quelque 33 millions en recettes fiscales pour l’État, dont 21,6 millions en 2015 seulement. Ces emplois sont à jamais perdus : ils n’ont pas été recréés dans les médias socionumériques en émergence. Il ne s’agit pas de donner à l’État un droit de regard ou d’influence sur les contenus, mais de donner un peu d’oxygène aux médias d’information qui cherchent à compléter leur virage numérique.
De nombreuses entreprises dans l’industrie culturelle bénéficient déjà d’une aide étatique. Le livre bénéficie d’une exemption de la TVQ, la production télévisuelle et cinématographique repose sur les crédits d’impôt, la création artistique est subventionnée par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), et ainsi de suite. Les contenus produits grâce aux crédits d’impôt et aux subventions ne perdent pas de leur pertinence et de leur indépendance même s’ils ont bénéficié d’un soutien étatique.
L’urgence d’agir
Si l’État s’en tient à des critères quantitatifs pour élaborer des mesures d’aide à la presse (tirage, taux de pénétration, masse salariale, etc.) et qu’il résiste à la tentation de faire une appréciation qualitative des contenus, la nécessaire séparation entre l’État et les médias sera préservée.
Sans un sérieux coup de barre, les médias écrits seront forcés de faire des choix déchirants au cours des prochaines années, et certains d’entre eux ne seront pas en mesure de maintenir leur offre. Le tarissement des sources d’information et de la diversité des voix sera délétère pour le Québec, où la concentration de la presse est déjà très forte.
Les médias écrits donnent une voix, un visage, une existence à ce projet collectif qu’est le Québec, ne l’oublions pas.
Brian Myles
directeur du Devoir