23 mai 2024 - 03:00
Aisha Issa revient sur son départ nébuleux de la direction générale de l’ITAQ
Par: Martin Bourassa
Aisha Issa, première directrice générale de l’ITAQ, a accepté de revenir sur les jeux de coulisses qui ont mené à son remplacement à la tête de l’institution en novembre dernier. Photothèque | Le Courrier ©

Aisha Issa, première directrice générale de l’ITAQ, a accepté de revenir sur les jeux de coulisses qui ont mené à son remplacement à la tête de l’institution en novembre dernier. Photothèque | Le Courrier ©

« Ce n’est pas ma décision, je voulais continuer. »

Six mois plus tard, voici comment l’ex-directrice générale de l’Institut de technologie agroalimentaire du Québec (ITAQ), Aisha Issa, résume le changement de garde qui s’est opéré à la tête de l’institution en novembre dernier.

Son départ surprise après deux ans d’un premier mandat pourtant prévu pour trois ainsi que sa nomination comme chercheure invitée à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) étaient donc tout sauf volontaires. « J’ai été déplacée, précise-t-elle dans une entrevue exclusive accordée au COURRIER, sa toute première sortie publique depuis les événements. Déplacée pourquoi et à la demande de qui? J’ai quelques suppositions, mais je n’en dirai pas plus. »

Quand on lui demande ce qu’elle a bien pu faire pour mériter ce « déplacement », Aisha Issa répond qu’elle n’a rien fait de mal. Au contraire, dit-elle, toutes ses décisions en tant que directrice générale de l’ITAQ ont toujours été prises en conformité du cadre légal, avec une grande intégrité et une extrême rigueur.

« J’ai été frappée par un truck, image-t-elle à propos des circonstances entourant sa sortie précipitée. Et je n’ai pas voulu réagir sur le coup ni accorder d’entrevue pour ne pas avoir de réaction impulsive. »

Des divergences

À l’écouter se confier aujourd’hui, on perçoit qu’un problème de gouvernance a pu éclater en raison de divergences d’opinions et de valeurs entre la principale intéressée, le président du conseil d’administration de l’ITAQ, Alain Chalifoux, et même le sous-ministre responsable au ministère de l’Agriculture.

« J’ai mis en évidence des enjeux. Je voulais corriger et préciser des choses à l’interne. J’ai toujours souhaité que les choses se déroulent à l’intérieur du cadre réglementaire dans lequel l’ITAQ évolue. Cette base de conformité n’était cependant pas acceptée par le président du conseil d’administration et le sous-ministre. Ce dernier considérait d’ailleurs que je n’étais pas une interlocutrice de son rang et le président était plus du genre à vouloir tout gérer en bon père de famille. L’exemplarité, la conformité et la reddition de comptes ont toujours été des aspects très importants pour moi et cela n’a pas été compris. »

Peu de temps avant de quitter son poste, Aisha Issa affirme avoir alerté le sous-ministre responsable à propos de « pratiques alarmantes susceptibles de porter atteinte à l’intégrité de l’organisme public ».

Cette dénonciation n’aurait pas eu de suite.

Une évaluation qui ne passe pas

À la lecture de différents procès-verbaux et autres communications entre Mme Issa et le président du CA, documents qui nous ont été remis par l’ITAQ en vertu de la Loi sur l’accès aux documents d’organismes publics, on constate qu’il y a aussi eu plusieurs échanges, voire des divergences, autour de l’évaluation de rendement de la directrice générale. Ce processus d’évaluation ne serait pas étranger au changement de garde qui s’est opéré. « En février 2023, je recevais encore des félicitations pour mon travail, assure la principale intéressée. Puis, au printemps, arrive un résultat non satisfaisant. Je n’ai pas compris. »

Elle n’a pas accepté le fait que ce processus d’évaluation soit mené par Alain Chalifoux. « Selon la Loi sur l’ITAQ, le président a le pouvoir d’évaluer la performance des membres du CA dont je fais partie, mais ce n’est pas à lui d’évaluer mon travail en tant que directrice générale. J’ai remis cette évaluation en question, car, à mon avis, il revenait au ministre de l’Agriculture, qui m’a nommée à ce poste, de la faire », dit-elle en invoquant entre autres cette loi prévoyant que la rémunération, les avantages sociaux et les autres conditions de travail du directeur général sont fixés par le gouvernement.

Elle fait valoir que les règles de la fonction publique concernant la rémunération et les autres conditions de travail des titulaires d’un emploi supérieur à temps plein comme le sien stipulent que l’évaluation du rendement d’un titulaire d’un emploi supérieur doit être effectuée par son supérieur immédiat. Mme Issa considère encore qu’il s’agit du ministre André Lamontagne et de personne d’autre.

Bien s’entourer

Aisha Issa réfute aussi au passage la possibilité que son inexpérience dans le domaine de l’éducation ait pu jouer contre elle et provoquer sa perte.

« Quand j’ai été nommée directrice générale par le gouvernement, mon CV était pourtant clair. Oui, j’estime que j’avais les compétences nécessaires, d’autant plus que l’ITAQ ne se résume pas à une école. J’étais la personne appropriée et ma force a été de bien m’entourer. Je suis allée chercher une directrice des études parfaite pour m’appuyer [Karine Mercier]. Ceux qui disent, et je l’ai entendu, que j’ai obtenu ce poste parce que je cochais les cases “femme” et “noire” ne me connaissent pas. »

Dans le communiqué officiel qui avait été publié « en raison du départ de Mme Aisha Issa », l’ITAQ l’avait remerciée pour son grand apport à l’ITAQ. « Sa passion pour l’agroalimentaire, son expertise et sa vision novatrice ont laissé de beaux sillons sur lesquels l’ITAQ pourra poursuivre sa construction. »

Inaction dénoncée

Dans sa réponse aux demandes d’accès à l’information que nous lui avons transmises l’automne dernier pour tenter d’éclaircir les circonstances entourant le départ de Mme Issa, l’ITAQ a volontairement écarté des documents pour des motifs de confidentialité. Dans le procès-verbal de la réunion régulière du conseil d’administration du 15 novembre, soit une semaine après le départ annoncé de Mme Issa et la nomination de Karine Mercier au poste de directrice générale par intérim, Alain Chalifoux insiste toutefois sur l’importance d’une bonne transition.

« La priorité de la direction générale est de corriger rapidement l’inaction des derniers mois dans de nombreux dossiers et ses conséquences […] [bien] que la situation n’a[it] pas eu d’impact sur le rôle pédagogique de l’ITAQ », peut-on lire dans le procès-verbal annonçant la mise en place d’un plan de communication pour contrer les mauvaises perceptions alimentées par les médias et la nécessité de constituer un comité d’évaluation du futur directeur général.

À cette même rencontre, Karine Mercier avait fait part de ses priorités, dont les nombreux postes qui sont à pourvoir rapidement et plusieurs dossiers en attente qui exigent un suivi. Une lecture qui a littéralement fait bondir Aisha Issa.

« L’inaction ne s’applique pas à moi, mais pas du tout, a-t-elle répliqué, visiblement piquée au vif. À mon arrivée en poste, ça criait déjà de partout, il y avait 120 ententes sur la table à revoir, le climat de travail était difficile et il y avait du roulement de personnel. Du temps libre, c’était une notion inexistante quand j’étais en poste. Par ailleurs, selon ce que j’entends, le rythme de travail est beaucoup moins soutenu depuis mon départ. Personne n’a la langue à terre. »

Si elle assure s’être attelée à la tâche avec détermination et avoir contribué à améliorer les choses dès sa nomination, elle a été prise de court par la fin abrupte de son mandat à l’ITAQ, même si son contrat de travail prévoyant un salaire annuel de 166 588 $ est toujours valide et appliqué par l’ITHQ. Il n’aurait jamais été question de destitution ou de résiliation de contrat, des mesures pourtant prévues dans le décret annonçant sa nomination.

« Je n’ai jamais eu de contrat du côté de l’ITHQ. On m’a proposé ce poste en me disant que ce serait mieux pour moi de travailler à Montréal. On m’a dit que cela me permettrait d’être plus près de mes enfants, que cela me ferait moins de route à faire pour aller travailler. On ne m’a pas placée sur une tablette. À l’ITHQ, je suis entre autres responsable de la conformité en regard des directives du Secrétariat du Conseil du trésor sur l’audit interne. »

Vers l’inconnu

Entré en vigueur le 1er juillet 2021, le contrat qu’elle écoule à l’ITHQ prendra fin le 30 juin. Aisha Issa dit ignorer ce que lui réserve l’avenir. « On échange un peu [sur la suite], mais en ce moment, à l’été, c’est l’inconnu pour moi », conclut celle qui aurait souhaité que sa contribution à l’essor du secteur agroalimentaire soit reconnue à sa juste valeur. Au lieu de cela, une allocation de transition représentant trois mois de salaire semble lui être destinée pour l’instant.

Du côté du gouvernement, on a confirmé, par un décret publié dans la Gazette officielle du 8 mai, la nomination de Karine Mercier au poste de directrice générale de l’ITAQ. Son contrat de travail est d’une durée de cinq ans. À la date de son engagement le 17 avril, son traitement annuel est de 172 353 $.

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