D’aucuns pointent du doigt la prétendument inique loi C-18 (toujours pas en vigueur et dont les modalités réglementaires restent à définir), qui oblige les multinationales du numérique à verser une part du gâteau ($$$) aux médias auxquels ils « empruntent » (pardonnez-moi l’euphémisme…) les contenus.
Certains, comme les conservateurs fédéraux (qui n’en sont pas à une bassesse près), accusent C-18 d’être coupable de censure. Or, cette privation de l’accès à l’information est plutôt une gracieuseté des multinationales du numérique, pas de la Loi sur les nouvelles en ligne. Que des corporations ayant pour unique but le profit utilisent des moyens odieux pour faire reculer une décision démocratique, dûment votée par des élus détenant un mandat, cela porte un nom : du chantage.
De l’importance de l’information locale
Parce que l’espace médiatique national est nécessairement saturé, Radio-Canada et TVA ne couvriront pas la nouvelle cantine qui ouvre ses portes à Saint-Pie ou l’usine qui ferme les siennes à Saint-Théodore-d’Acton. En revanche, les journaux et radios de la région le feront, comme ils vous mettront aussi en garde contre un danger que vous pourriez courir dans votre quartier.
Même son de cloche sur le plan politique : l’annonce du maire de Saint- Hyacinthe ne sera pas jugée d’intérêt pour les Gaspésiens et Gaspésiennes, et ne se trouvera donc pas dans Le Devoir, et avec raison. Il faudrait par ailleurs qu’un scandale municipal soit fort important pour que le bureau d’enquête du Journal de Montréal décide d’envoyer une équipe sur place pour y fouiller les poubelles. Mais, fort heureusement, des canaux locaux se chargent de creuser la question et de relayer l’information. Notre région n’a de surcroît jamais démérité en matière de journalisme de combat : les noms d’Honoré Mercier, René Lévesque, Télesphore-Damien Bouchard et Yves Michaud, qui ont aiguisé leur plume dans les pages d’ici, en témoignent.
Le pourquoi d’une loi sur les nouvelles en ligne
Les multinationales du numérique ont connu leur essor à partir de la deuxième moitié des années 2000. Or, de 2008 à 2021, ce sont 450 médias d’information canadiens qui ont fermé leurs portes. De 2008 à 2020, les revenus des journaux canadiens sont passés de plus de 4,6 milliards de dollars à moins de 1,5 milliard en 2020. Pendant cette même période, Google et Facebook ont vu leurs revenus canadiens combinés passer d’un peu plus de 1 milliard de dollars à plus de 8 milliards.
De son côté, Meta a généré en 2021 un chiffre d’affaires de 193 millions $ au Canada grâce aux contenus journalistiques. Au Canada, Facebook fait entre 35 et 58 fois plus d’argent avec les médias qu’il n’en verse à ces derniers. Il est donc clair que les corporations du numérique s’enrichissent grâce aux médias canadiens, mais leur offrent très peu en retour.
Les géants du numérique font bien entendu partie du paysage et sont là pour rester. On ne peut faire fi de cette réalité. Or, si on ne contrôle pas la marée, on peut néanmoins construire des digues fluviales. C’est l’objectif derrière la loi C-18, qui devrait pouvoir offrir un peu d’oxygène aux artisans de l’information nationale, régionale et locale. Étant donné qu’il est peu risqué de prédire que Meta et Google n’embaucheront jamais des journalistes afin d’assurer une couverture de l’actualité des régions du Québec, on comprend l’importance d’un cadre légal imposant des pratiques justes pour faire survivre les acteurs essentiels de l’information.
C’est le choix qu’a fait l’Australie. Or, depuis l’entrée en vigueur d’une loi, similaire dans sa structure, mais divergente dans le détail à ce que le Canada vient d’adopter, les statistiques indiquent une importante hausse de la création d’emplois dans le milieu journalistique. La loi australienne, malgré ses imperfections, atteint son but.
Que faire?
Revenons-en maintenant à l’actuel chantage provenant de Meta. Il faudra s’armer de résilience et ne pas céder à la pression. Les multinationales du numérique sont nerveuses, car la planète entière regarde ce qui se passe au Canada et s’apprête à emboîter le pas. Outre l’Australie, on peut noter que la Californie, où la plupart des corporations en question ont leurs sièges sociaux, débat actuellement d’une loi ayant encore plus de dents que la nôtre. En Europe, des pays tels que la France, l’Espagne et l’Autriche ont déjà des taxes d’affaires sur les géants du numérique depuis plusieurs années. À l’échelle de l’Union européenne (UE), une réglementation est loin d’être impossible si tant est que la vice-présidente de la Commission européenne pour une Europe adaptée à l’ère numérique ait publiquement fait l’éloge de notre loi C-18. Des accusations anti-monopole ont aussi été portées par l’UE et les États-Unis contre Google.
Le marché captif des multinationales sera de moins en moins imposant et soumis à ses diktats, et son rapport de force dans le bras de fer qui l’oppose aux parlements de la planète entière est appelé à s’amenuiser.
J’invite par ailleurs les médias locaux et régionaux à être solidaires et à éviter d’investir un seul dollar dans Facebook, tant et aussi longtemps que nous ne serons pas sortis de cette impasse. On ne finance pas un adversaire déterminé à nous écraser. Mon bureau de circonscription, comme ceux de mes collègues du Bloc québécois, fera de même. J’incite également les annonceurs à adopter des stratégies publicitaires qui prioriseront les médias locaux et régionaux. Comme l’écrivait la Maskoutaine Marie-Ève Martel dans un livre percutant en 2018, c’est à nous tous d’agir.
Simon-Pierre Savard-Tremblay, député de Saint-Hyacinthe–Bagot, Bloc québécois